Recherche et expérimentation autour des « contre-espaces » et « paratexte » du livre (colophon, dos, tranche, pli, gardes…). Le programme poursuit des réflexions issues de différents A.R.C. et séminaires à l’ÉSAL autour de la place du texte dans l’objet livre.
Le paratexte, tel que défini par Gérard Genette dans Seuils, est l’ensemble des éléments (titre, nom d’auteur, préfaces, épigraphes, etc.) « par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public1». Parce qu’on « entre » dans un livre par le paratexte (ou, pour être plus précis, par le « péritexte éditorial »), les métaphores employées par Genette sont architecturales : seuils, portes, vestibule2. Il revendique une approche typologique et synchronique, sans ignorer que les rapports du texte et du livre ont varié : Roger Chartier a montré que les distinctions de Genette ne rendaient pas forcément compte des usages en vigueur au cours de « l’Ancien Régime de l’imprimerie »3 ; entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la modernité poétique et artistique, en enregistrant les innovations graphiques de la presse et de la publicité, a ponctuellement subverti la forme traditionnelle du livre ; plus près de nous, entre la fin du XXe et notre début du XXIe siècle, le numérique a bouleversé, massivement cette fois, les formes éditoriales et les usages des lecteurs.
Si le paratexte est « ce par quoi un texte se fait livre », son étude peut mettre à jour ce qu’on peut appeler une dialectique du livre et du texte, envisagés comme concepts. Jacques Derrida, le penseur de la « grammatologie », a théorisé «la fin du livre et le commencement de l’écriture4». Le texte est une entité abstraite ou idéale : ainsi Genette considère-t-il légitimement la mise en page, le format ou la typographie comme des éléments paratextuels. Il est clair qu’on ne « coule » pas simplement du contenu-texte dans un contenant-livre. De même, dans notre « civilisation du Livre », le livre n’est pas seulement un objet mais un modèle, et un modèle de totalité, qui fait jouer dans la culture des métaphores organiques et architecturales. On peut poser quelques jalons littéraires. Quand, dans Notre-Dame de Paris (1831), Victor Hugo met dans la bouche de Claude Frollo le fameux « Ceci tuera cela » (le livre tuera la cathédrale), il pense aux effets d’une dissémination de la pensée, et voit dans l’invention de l’imprimerie les prémisses des Lumières du xviiie siècle : en opposant le livre de Gutenberg à la cathédrale comme « livre de pierres », il oppose aussi le livre imprimé au livre saint, à la Bible. Quand, quelques dizaines d’années plus tard, Mallarmé oppose le Livre (avec majuscule) au journal, c’est au nom d’un espace de mobilité à même de recueillir/déployer un langage dégagé à la fois de la fonction de communication (donc doté d’une certaine sacralité) et du hasard (le Livre « architecturé », comme dit Mallarmé, doit annuler l’arbitraire du signifiant). Mais le prototype du Livre, le Coup de dés (1898), entend justement intégrer les innovations graphiques de l’affiche, et certains lecteurs de Mallarmé, comme Walter Benjamin, s’appuieront sur sa découverte pour prophétiser la fin du livre (et la poétisation du fichier)5. Quelques années après Mallarmé, Marcel Proust revendique pour À la recherche du temps perdu (1913-1927) le double modèle de la cathédrale et des paperolles. C’est combiner le modèle architectural-totalisant du livre et celui textile-fragmentaire du texte.
Mais, pour les artistes de la seconde moitié du XXe siècle, le livre représenta une porte de sortie hors du monde de l’œuvre. Dans la séquence «contemporaine» (à partir des années 1960) privilégiée par Anne Moeglin-Delcroix, le livre d’artiste (à distinguer du livre d’art, du catalogue, etc.) s’est effectivement voulu une alternative critique aux circuits institutionnels de l’œuvre d’art.
C’est cette portée critique qui a décidé l’auteure à sous-titrer Introduction à l’art contemporain la réédition de son Esthétique du livre d’artiste. Décision à vrai dire discutable, mais qui entend traduire une approximation correcte : l’avènement du livre d’artiste correspond au tournant conceptualiste de l’art. Mais, pour faire à notre tour une approximation, on peut dire que l’art conceptuel a avant tout joué le texte (non littéraire : le message, l’information, le modèle administratif du fichier) contre l’œuvre-marchandise (l’objet fétichisé, réifiant). Les premiers travaux de Genette et de Derrida sur l’écriture sont contemporains de cette « invention » du livre d’artiste. Les temps ont évidemment changé :
— le texte n’est plus un concept englobant unissant littérature, théorie et production idéologique (Genette est l’un des derniers héritiers notables du «textualisme») ;
— les livres d’artistes sont collectionnés et exposés dans les musées, vendus par les galeries, commentés dans le monde académique;
— nul ne pense plus que le traitement de l’information est une réponse au marché de l’art ;
— les médias numériques, constitutifs de la « société de l’information », concurrencent la « matière imprimée » (printed matter) et provoquent une crise de l’édition et de la presse traditionnelles.
Parce qu’une certaine utopie de la communication a « digéré » l’utopie du livre (depuis Marshall McLuhan, auteur de La Galaxie Gutenberg, jusqu’à Tim Berners-Lee, qui peut encore comparer le Web à un « grand livre » – l’hyperlivre global), on peut réaffirmer une portée « hétérotopique »(Foucault) du livre et, dans le sillage des artistes conceptuels, envisager le livre comme un « contre-espace » critique. Dans le nouveau contexte, une réflexion critique, historique et technique s’impose, qui peut s’appuyer sur la notion de paratexte pour identifier une logique des écarts entre livre et texte.
Quelques pistes et questions :
— Les « contre-espaces » du livre et le livre comme « contre-espace ». Les marges. Tout paratexte est-il normé et normatif? Le graphiste et l’artiste peuvent-ils ici partager leurs points de vue? Tenter une « cartographie » de l’espace du livre : identifier, répertorier et indexer ses espaces spécifiques (cartographie-lexique qui pourrait prendre la forme d’un abécédaire et faire l’objet d’une restitution lors du colloque).
— En quoi le livre (d’artiste) peut rendre compte de la transformation numérique? Question à distinguer d’une autre : en quoi la littérature ou l’économie du livre peuvent-elles suivre les évolutions numériques ? Quel rapport entre paratexte et métadonnées? Quelles formes artistiques pour la technologisation des pratiques d’annotation ? De façon plus générale, quels usages artistiques de la note (voir Benoît Casas, Précisions, Paris, Nous, 2019) ou du mot clé ?
— Les métaphores architecturales (du livre), textiles (du texte), le modèle administratif (du fichier, du livre de comptes). Voir la trajectoire de Seth Siegelaub, éditeur des livres conceptuels puis collectionneur-bibliographe du tissu.
— Jusqu’où les modèles « livre » et « texte » peuvent-ils être étendus? Quels sont les cas limites? Le texte sans livre se rencontre partout (Internet), mais il y a aussi des livres sans texte. Le livre-objet sans lecteur et la spatialisation du texte, de la page à l’espace (d’exposition). Le « hors-livre », l’« extra-texte ».
1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 7-8.
2 Il utilise aussi la métaphore, textile elle, de la frange. Voir plus loin sur ces deux univers métaphoriques.
3 Voir Roger Chartier, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur. xvie-xviiie siècle, Paris, Gallimard, 2015, chap. V (« Préliminaires »), p. 143-167.
4 Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, chap. I, p. 15-41.
5 Voir Walter Benjamin, Sens unique (précédé d’Enfance berlinoise), trad. Jean Lacoste, Paris, 10/18, 2000, « Expert-comptable assermenté », p. 131-133. Les intertitres de Sens unique forment par ailleurs un paratexte intéressant.